Conseils de lecture
« J’écris d’une époque
et d’un pays délirants
qui entérinent des lois
punissant de prison
toute femme dont la
grossesse a été inter-
-rompue. D’un endroit
où une moitié de la
population accepte
de n’être bonne qu’à
porter les générations
suivantes et sanction-
née pour y faillir. Il n’en
a cependant pas tou-
jours été ainsi. Moi, je
sais. Je connais l’histoire
effacée et l’effacement de l’histoire. »
Il en est ainsi de ce pays dont on ne dit pas le nom, de cette époque, peut-être un futur proche, entre "La servante écarlate" et "Fahrenheit 451", où le corps des femmes ne leur appartient plus, où la prison sanctionne les interruptions de grossesse, volontaires ou non.
Entre les murs, les murmures donc, les cris de résistance, de revendications, de combats sans cesse recommencés, au nom d'une liberté piétinée et bafouée.
Mais entre les murs, les murmures sont aussi ceux d'une femme, parmi d'autres femmes qui refusent de renoncer à l'insurrection et céder à l'oubli, et se transmettent de mère en fille une histoire cruciale et porteuse d'espoir, celle du procès décisif pour le droit à l'avortement.
Déjà auteure du très remarqué "Trencadis" ( Quidam Editeur ) autour de la personne de Niki de Saint Phalle, Caroline Deyns nous offre un fulgurant récit, puissant et empreint d'une poésie rageuse. Incluse dans une évocation dystopique à la forme audacieuse, la narration chorale du "procès de Bobigny" est remarquable de justesse, et d'une vitalité bouleversante.
MURmur est un texte manifeste, un texte-cri, un poing brandi. Un avertissement aussi, face à une actualité menaçante. Ne rien lâcher, et laisser les mots exploser.
B.
" Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
C'est la meute des honnêtes gens
Qui fait la chasse à l'enfant
Pour chasser l'enfant, pas besoin de permis
Tous les braves gens s'y sont mis
Qui est-ce qui nage dans la nuit ?
Quels sont ces éclairs, ces bruits ?
C'est un enfant qui s'enfuit
On tire sur lui à coups de fusil "
Les mots sont de Jacques Prévert, et le poème a pour titre La chasse à l'enfant. Cette chasse à l'enfant, c'est celle qui fut donnée à Belle-Île-en-Mer au soir du 27 août 1934. La chasse à 56 enfants, 56 gamins qui se sont révoltés et ont fuit le Centre d'éducation surveillée de l'île. Autrement dit, une colonie pénitentiaire. Un bagne pour enfants dont les murs glauques abriteront sévices, violences et morts pendant près d'un siècle, jusqu'en 1977.
Ce soir du 27 août 1934 donc, l'île entière fut mise à contribution pour rattraper les mutins, dont les têtes furent mises à prix par les gendarmes. 20 francs de récompense par enfant. Au petit matin, tous avaient été rattrapés. Tous, sauf un.
L'enragé, c'est lui. Celui qui manque à l'appel, celui qui refuse d'abandonner le combat, celui qui court après la liberté, quitte à braver la mer, les gendarmes, la mort. Et peut-être aussi pour "cette tendresse qu'on attend dans la nuit, et qui ne vient jamais".
Deux ans après "Enfant de salaud", son précédent roman, Sorj Chalandon nous offre un grand livre, un livre de lutte, viscéral, empli de rage et de volonté farouche de vivre. Intacte et vive est sa flamme de conteur, ravivant la mémoire de ces enfants abandonnés, orphelins, enfermés parfois dès leurs 12 ans derrière les hauts murs de cette sinistre "colonie".
Un roman où l'on croise des pêcheurs douarnenistes et basques, aussi, et où sourd la rumeur menaçante du fascisme ultra-pyrénéen et des aubes brunes.
Un grand roman oui, qui vient taper dans les creux du ventre et du cœur, vous fait verser une larme et serrer les dents, et vous convainc un peu plus de la nécessité absolue des combats contre les injustices d'hier et celles d'aujourd'hui.
Et pour cela, Sorj Chalandon, merci!
Du milieu du XIXe siècle jusqu'à la fin des années 1990, existaient au Canada ce qu'on appelle communément les pensionnats autochtones. Institutions destinées à scolariser, évangéliser et assimiler les enfants autochtones, elles avaient pour but concret de "tuer l'indien dans l'enfant".
Séparés de leurs familles de 6 à 16 ans, on estime qu'environ 150 000 enfants métis, inuits et membres des Premières Nations y ont été scolarisés. Et entre 3000 et 6000 enfants y sont morts.
Les pensionnats se sont en effet révélés des lieux d'oppressions, de violences psychiques, physiques et sexuelles à l'encontre des enfants autochtones, soumis également à des conditions de vie déplorables...
Dans Cinq petits indiens, Michelle Good raconte l'après pensionnat. Dans le quartier de East Vancouver, à la fin des années 60, on va suivre les parcours de vie de Maisie, Lucy, Clara, Kenny et Howie, tentant chacun de leurs côtés, et souvent ensemble, de se reconstruire tant bien que mal après le traumatisme. Et essayant d'en éviter les écueils dramatiques et les conséquences directes : alcoolisme, drogue, prostitution et délinquance...
Un roman choral poignant, servi par une écriture fluide et percutante qui m'a rappelé le Nickel Boys de Colson Whitehead, et une thématique en lien direct avec les enjeux du Festival de Cinéma de Douarnenez de cette année.
À noter qu'il s'agit du premier titre publié dans la nouvelle collection du Seuil, Voix Autochtones, qui s'annonce particulièrement de qualité.
Haparanda, Suède, frontière finlandaise. Sous le soleil de minuit, une louve est retrouvée morte dans la touffeur sylvestre. L'autopsie de l'animal est formelle: son estomac renferme des restes humains!
De fil en aiguille, cette découverte jète la police locale dans les rets d'une redoutable toile mafieuse, dont la Russie semble d'abord être l'araignée besogneuse. Dans la petite société d'Haparanda aux splendeurs cabossées, Hannah Wester et son équipe vont cependant vite s'apercevoir que la précarité et les combines ont poussé bon nombre d'habitant.es à mettre un pied dans l'engrenage...
Dialogues du tac-au-tac, va-et-vient entre le sauvage et le périurbain, chapitres courts attachés à un personnage chaque fois différent... L'enchassement est brillant!
Mention spéciale d'une part à l'original personnage d'enquêtrice au seuil de la ménopause, en proie à d'infernales bouffées de chaleur, et d'autre part aux suprenants chapitres dans lesquels la ville, devenue centrale, raconte les désirs et désillusions secrets des humains qui l'habitent, donnant ainsi au lecteur une longueur d'avance sur l'armada policière.
Gare à vos nerfs!
(Psssst: ne vous y trompez pas, la bimbo tatouée et dévêtue de la couverture ne renvoie pas à grand chose au sein de L'Été des loups).
E.
« Une semaine que je marche c’est pas mal beau c’est pas mal fou une semaine que je me draine les ampoules en faisant des grimaces la meilleure méthode c’est d’y faire passer un fil à coudre si quelqu’un m’avait dit un jour que je ferais de la couture dans ma peau je l’aurais pas cru. C’est pas mal beau c’est pas mal fou et je comprends pas pourquoi je suis là j’avance en catchant pas j’avance avec mon sac comme les autres on avance avec nos sacs pour voir si l’herbe est plus verte plus loin. Les autres me parlent je fais la bonne Québécoise sociable le cœur n’y est pas mon cœur est resté à Montréal dans les mains de Fabrice Picard qui le triture et lui rentre des aiguilles de bord en bord pour le drainer mon cœur est resté dans leurs mains à Laure et à lui et ils le pressent entre leurs poitrines lorsqu’ils s’enlacent et lorsqu’ils se font l’amour et ils font l’amour encore plus qu’avant parce que c’est légal maintenant. Une semaine que je marche et que le décor se meut et se transforme et que les oiseaux cui-cuitent et que je suis loin bien loin du mal montréalais et je marche et je suis les autres et ça ne change rien.
Je m’arrête, je me recouds et je continue. »
Marchulminer = marcher + fulminer. Rire. Se réparer en marchant. Maudire. Écrire à l’encre-vitriol. Marcher. Jubiler. Aller au devant de. Ne pas se satisfaire. Jerky/ plotte/ rough/ crisses/ t’a pognes-tu? Dégommer au lance-flammes sur le chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle mesquineries et travers. Ceux qui le méritent. Et ceux qui un peu moins. Se laisser voir. Fondre. Larmes en flaque. Hurler la vie. Dans une même journée la légèreté du cœur et l’estomac cimenté. Marcher plus loin. En revenir. Plus grande. Plus ample.
E.