Conseils de lecture
"Rodez-Mexico" est un premier roman picaresque, chatoyant, drôle et malin. Le roman d'un éveil, burlesque et halluciné, et d'une révolte contre l'uniformisation des modes de vie et de l'ultra-libéralisme, au nom d'une vie plus juste, et moins désenchantée.
L'adjectif "culte", est de plus en plus d'usage actuellement, galvaudé, surexploité, servi à toutes les sauces. Réalité objective ou argument commercial ? Difficile de s'y fier entièrement en tout cas.
Pourtant, c'est ce qui m'a donné envie de me plonger dans 20th Century Boys, de Naoki Urasawa. Cela, et puis les recommandations de clients, lecteurs amis, la caution "Fauve de la meilleure série au Festival d'Angoulême en 2004"... Eh bien oui, ma foi, c'est une vraie merveille !
L'action du manga se situe à deux principales époques différentes :
-1969 : Un groupe d'enfants, regroupé autour de Kenji Endô, se retrouve régulièrement dans leur "base secrète", lieu de jeu, d'évasion par l'imagination, d'émancipation, de maturation. Là, ils inventent une histoire de science-fiction, inspirée par leurs propres lectures de mangas, leurs découvertes musicales venues de la lointaine Amérique, les faits marquants de l'actualité. Ce "Cahier de prédictions" évoque l'angoisse de l'an 2000, une attaque de la Terre par des extra-terrestres, un gigantesque robot tueur, une organisation maléfique, un mystérieux virus menaçant l'humanité... autant de dangers auxquels ils prévoient de s'opposer pour devenir les sauveurs de l'Humanité.
-1999 : À l'aube de l'an 2000, pour les jeunes, ce n'est plus le même deal. Les années ont passé, les rêves se sont fanés, les chemins se sont séparés, la "base secrète" a disparu depuis longtemps... Or, une inquiétante secte apocalyptique dirigée par le mystérieux "Ami" gagne de plus en plus en popularité, crédibilité et puissance, à mesure qu'"Ami" réalise une à une les prédictions imaginées par Kenji et ses anciens amis... Qui est "Ami" ? Lequel d'entre eux ? Quelle est exactement la mesure de ses sombres desseins ? Kenji et le groupe reconstitué tant bien que mal arriveront-ils à éviter la fin du monde, qu'ils avaient prévue le 31 décembre 1999?
20th Century Boys est un seinen d'une richesse folle, tant au niveau graphique que dans l'écriture, l'inventivité, les clins d’œil et références (à la culture rock des années 70 - "20th Century Boy", de T-Rex, par exemple - à l'héritage des mangas, aux faits marquants de l'actualité au Japon, et dans le monde - conquête de l'espace, apparition du bowling au Japon, Exposition Universelle d'Osaka en 1970...). Le rythme est fou, c'est un manga qui se dévore comme une série, tant la construction alternant flashbacks et flashforwards est éminemment cinématographique.
Abordant des thèmes aussi variés que le passage à l'adolescence, la menace des sectes ( on pense aux attentats de la secte Aum en 1995 ), la propagande et la manipulation, l'amitié, la résilience ( autre mot à la mode ), 20th Century Boys fait partie de ces œuvres graphiques incontournables, à découvrir absolument, croyez-moi !
B.
🔥 Les frimas de janvier, et puis le feu 🔥
Pour moi, le premier grand coup de cœur de 2023 est tout entier enclos dans ce nouveau bijou, noir diamant irisé de rouges flammes, que nous livre encore La Peuplade.
L'orfèvre se nomme Eduardo Sangarcia, jeune auteur mexicain dont voici le premier roman. Et déjà, le choc.
Bavière, XVIe ou XVIIe siècle. La jeune et belle Anna Thalberg, "rousse aux yeux de miel", est accusée de sorcellerie. Soumise à la question et à la torture, elle cristallise les rancunes, les envies, les superstitions, les mensonges et les plus basses manigances. Autour d'elle se meuvent sinistre examinateur, sournoise délatrice, confesseur dépassé, et le Diable peut-être aussi, qui sait ? Et puis, surtout, à l'extérieur des murs de sa prison, Klaus, son pauvre mari et le père Friedrich, curé du village, qui tentent éperdument de prouver son innocence. Et de lui éviter le bûcher, que déjà à l'aube, on prépare.
Par un procédé stylistique époustouflant, Eduardo Sangarcia nous précipite en plein milieu de la folie meurtrière qui s'empare de la Bavière aux XVIe et XVIIe siècles, au cœur de l'obscurantisme religieux, de la violence patriarcale et des noirs élans de l'âme humaine. (À noter que l'auteur a consacré son doctorat à l'étude de la littérature latino-américaine de l'Holocauste. Et si les "Sorcières de Salem" d'Henry Miller dénonçaient le maccarthysme, Anna Thalberg pourrait être la représentation de toutes les communautés ostracisées, repudiées, genocidées, hier et encore aujourd'hui.)
Chaque chapitre de ce roman est une longue phrase, un long souffle rythmé par des ruptures dans la ponctuation, mais aussi par la mise en page, la mise en retrait de paragraphes, l'insertion de strophes poétiques, chansons, qui jouent avec le lecteur, alternant les points de vues, faisant s'entremêler les pensées, les échanges avec l'autre mais surtout avec soi-même. ( Saluons également le remarquable travail de traduction de Marianne Millon ).
Un tour de force remarquable, qui donne à ce court roman de 160 pages une envergure et une puissance narrative rare.
Ne passez pas à côté !
B.
À l'est des rêves
Réponses even aux crises systémiques
De Nastassja Martin
Empêcheurs de penser en rond
Il y a eu ce magnifique titre, "Croire aux fauves", paru chez Verticales. C’est sur ce même terrain du Kamtchatka, péninsule de l’est de la Russie, que s’élabore "A l’Est des rêves" – et l’on retrouve avec bonheur certaines des silhouettes et des scènes du récit précédent ; paroles, rêves, feu. Comment vivre après l’effondrement ? Alternant ici entre récit et analyse, Nastassja Martin s’attache à saisir les implications du choix opéré par Daria et sa famille, à la chute de l’URSS, qui a consisté à repartir vivre en forêt. Au-delà des modes de subsistance engagés – chasse, pêche, cueillette –, il s’agit de retrouver le chemin fragile vers les « êtres et entités de la forêt qui comptent, en réactivant les possibles de relation ayant été suspendus par le processus colonial » - et à ce titre, les rêves jouent un rôle pivot. Quelques décennies ont suffi pour abolir quantité de savoirs, ou les figer en pratiques folkloriques. Les parages sont méthodiquement vidés de toute vie. Le dernier chamane se tait. Pourtant, la tentative tenace de Daria et de sa famille dessine un possible. Et Nastassja Martin de citer Bruno Latour : « Et si le naturalisme n'était qu'une parenthèse de l'histoire? Une parenthèse exotique au sein de laquelle nous aurions réduit les entités et leurs relations à des "points séparés les uns des autres" s'ordonnant dans et par les lois universelles de la nature, mais qui n'aurait pu être opérante que très peu de temps. C'est à ceux qui nous ont précédés, qui ont été écrasés par les politiques coloniales sous-tendues par ce corpus d'images et d'idées, et qui refont surface aujourd'hui grâce à l'instabilité écosystémique que ce livre est consacré ». Vivifiant.
« Nous sommes les héritières d’une détermination farouche, nous les descendantes des avortements ratés, des grossesses imposées. Celle-ci est indémêlable de nos douleurs et de nos rages, transmises d’une génération à l’autre comme on essore un torchon plein de sang, dans l’anonymat d’une cuisine plongée dans la nuit. »
Juliette Rousseau est journaliste, autrice et éditrice aux Éditions du commun. Militante de terrain, elle a coordonné de multiples événements politiques internationaux et s’est attachée à questionner les pratiques d’organisation collective dans l’ouvrage Lutter ensemble (éd. Cambourakis, 2018).
Dans ce récit adressé à la sœur disparue, elle entrelace mémoire intime et analyse politique - ou plutôt replace l'histoire familiale dans l'ordre social qui l'a produite. Héritages familiaux, rapports de genre, parentalité, ruralité... Sa langue précise et sensible embrasse nombre d'interrogations inspirantes que l'on a hâte d'arpenter avec vous !