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Istanbul était un conte

Mario Levi

Sabine Wespieser Éditeur

  • Conseillé par
    6 mai 2011

    Le subtil envoûtement de la nostalgie.

    Lorsque j'ai commencé à prendre des notes, au début de la lecture d'"Istanbul était un conte", en vue de mon futur billet, j'ai écrit ceci :
    "Istanbul était un conte" est en réalité l'assemblage d'une myriade de petits contes, inspirés des histoires d'une quarantaine de personnages faisant partie d'une même famille ou de ses proches, que le narrateur a connus, et dont il a recueilli des confidences ou des bribes de souvenirs".


    Maintenant que j'ai terminé la lecture de ce roman-fleuve, qui m'a parfois demandé de la persévérance, je trouve cette présentation très réductrice, et bien banale, compte tenu de la richesse et de la complexité qui le caractérisent.

    Complexe, ce roman l'est d'abord parce qu'il met en scène tant de personnages que j'avoue en avoir déjà oublié quelques-uns, et que le lien entre eux n'est pas toujours évident d'emblée.
    Leur point commun réside dans leur judéité et/ou le fait qu'ils sont tous, de près ou de loin, liés à la famille Ventura, qu'ils en soient des membres, des proches ou des connaissances. De plus, ils ont tous vécu au moins une partie de leur vie à Istanbul, cité vivante et cosmopolite où ladite famille Ventura, d'origine européenne, est installée depuis plusieurs générations. Au fil d'une chronologie chaotique, le lecteur se voit relater certains des événements qui marquèrent les membres de cette famille sur quelques décennies (du lendemain de la première guerre mondiale au début des années 80).

    Ce qui fait aussi et surtout la complexité d'"Istanbul était un conte", c'est que c'est un récit constitué d'hypothèses et de présomptions autant que de faits réels. Les possibilités s'y entremêlent. Le narrateur nous rappelle constamment qu'il n'est pas sûr de ce qu'il avance, car il doit composer avec les fantasmes des uns, les souvenirs tronqués des autres, les rumeurs, et les fausses idées qu'il se fait lui-même de ses interlocuteurs. Le roman se présente ainsi comme une longue enquête tout à fait subjective et tâtonnante, qui nous fait parfois passer sans transition d'une histoire à l'autre par le truchement d'associations d'idées du narrateur que l'on ne comprend pas toujours de prime abord.
    Il abolit la frontière entre réel et mensonge, nous expliquant que ce dernier est aussi important que la vérité, d'une part parce que ce ne sont pas finalement les faits qui importent, mais ce qu'ils ont laissé en nous, les souvenirs ou émotions que l'on en garde -même s'ils sont faussés par le temps, les désirs-, d'autre part parce que ces approximations sont révélatrices de la solitude inhérente à la nature humaine, dans l'ignorance que l'on sera toujours des sentiments profonds de l'autre.
    Toutefois, on sent aussi à certains moments sa frustration, à ce narrateur qui tente de comprendre les motivations cachées, les convictions intimes des individus dont il relate des pans d'existence, et se rend compte, sans cesse, que cette quête est illusoire, tant le poids des secrets, des compromis, des faux-semblants pèsent dans leurs vies.

    "Je vois mieux à présent les raisons pour lesquelles je n'ai jamais pu rester indifférent au cheminement des êtres qui continuent à nourrir un rêve, incessamment, à leur corps défendant. Il existe là comme un lien de parenté indéfinissable qu'on devine confusément. Beaucoup pourraient considérer comme un terrible destin le fait de s'en tenir aux rêves ou d'entretenir certaines vies simplement à travers l'imagination. mais, parvenus à un certain stade, à travers les vérités ratées qui nous glissent entre les doigts, on peut apprendre à assumer ses "lointains".

    Il compare d'ailleurs souvent la vie de ces personnages à une pièce de théâtre, dans laquelle ils jouent un rôle, se font passer pour quelqu'un d'autre, adaptent leur personnalité en fonction de leurs interlocuteurs, et surtout, font eux-mêmes semblant de croire à tous ces subterfuges.
    Pour évoquer les relations qu'entretiennent tous ces individus les uns avec les autres, il recourt à une métaphore qui revient, de façon récurrente, dans le récit : il les définit comme des lieux, des espaces dans lesquels se rencontrent les protagonistes de ces relations.

    "C'est qu'il y a un lieu, vous savez, qui vous poursuit sans répit, auquel appartiennent seulement les êtres que vous aimez, auxquels vous êtes attachés d'une certaine façon, auxquels vous savez que vous ne pourrez jamais échapper".

    Le parallèle est peut-être facile, mais il est si souvent question de fuite, d'exil, de séparation, dans "Istanbul était un conte", qu'on ne peut s'empêcher de penser que la recherche d'un lieu dans lequel on rencontre virtuellement les autres, sur le plan de l'émotion, comble le manque d'un lieu physique que l'on peut s'approprier, dans lequel on puise ses racines, et d'où personne ne peut nous chasser.

    Quant à ce fameux narrateur, le mystère est entier quant à sa véritable identité. Il ne fait vraisemblablement pas partie de la famille Ventura, mais semble en être très proche, et ce depuis longtemps.
    Tantôt il se dépeint comme un "(...) personnage condamné à être le narrateur de cette longue histoire", comme s'il était mené par elle, n'en était qu'un rouage, un simple témoin, et tantôt il donne l'impression, par de brèves allusions, de se positionner en tant qu'écrivain, et par conséquent comme maître et créateur du récit.
    Mais comme pour tout le reste, le lecteur ne peut que faire des suppositions. Et c'est bien ainsi, car en accord avec l' atmosphère d'incertitude qui plane tout au long du roman, cette sensation de recherche d'une vérité finalement inaccessible car inexistante, ou multiple.

    Je dois avouer que ce fut une lecture parfois laborieuse. J'ai eu par moments le sentiment de tourner en rond, et que ce roman n'était qu'une longue suite de vains questionnements. Et pourtant, le destin de certains personnages se dessinant peu à peu de façon plus précise, et le charme mélancolique de l'écriture de Mario Levi aidant, je me suis rendue compte, en refermant "Istanbul était un conte", que j'étais imprégnée de son parfum de nostalgie, et touchée par la façon dont l'auteur instaure, tout doucement, comme une sorte d'intimité entre ses héros et nous.