D'abord il y a cette pluie interminable, nuit et jour, qui s'abat sur la forêt malaisienne. On devine la touffeur, la densité des plantations d'hévéa, les sons des animaux environnants, parmi eux rôde le tigre.
Là, dans une maison sur pilotis, vit une famille. Le Père veillant, la Mère aux seins gorgés de lait, le jeune fils Sin, peut-être aussi la petite soeur ou le grand-père. Les journées sont rythmées par la récolte de latex, les nuits sont attente/crainte/écoute du danger qui peut surgir à tout moment.
En huit tableaux, comme autant de variations sur le thème et la situation, l'auteur brouille la chronologie, joue avec la narration, convoque la violence, l'étrange, l'exil, le souvenir traumatique, les fantômes errants.
Récit hypnotique dont la lecture parfois déroutante est une sorte de rêve dont on ressort moite, Pluie rappelle le cinéma du thaïlandais Weerasethakul, en même temps qu'il ouvre une porte sur la culture malaisienne, et son histoire contemporaine.
L'Usine, c'est une entreprise-ville, ou une usine-ville, au choix. En tout cas, elle est grande, étendue, elle englobe tout l'Usine. Le territoire, le quotidien, le fleuve qui la traverse, les animaux qui y zonent, les gens qui y vivent. On ne sait pas bien ce qu'elle produit l'Usine, cela dit.
Trois personnages, une femme et deux hommes racontent leur quotidien à l'Usine. L'une est chargée de déchiqueter les documents sans importance, l'autre de corriger des papiers au stylo rouge, et le dernier, spécialiste des mousses, de végétaliser les toits. Et puis, en même temps que l'absurdité et l'ennui s'étalent au fil des jours, des étranges animaux font peu à peu leur apparition.
Roman court et assez énigmatique, l'Usine est un clin d'œil délicat à l'univers kafkaïen, en même temps qu'il questionne avec finesse le monde du travail et l'imprégnation qu'il a sur nos vies. Et bien évidemment aussi ce rapport tout particulier qu'a la société japonaise à la hiérarchie et la codification des relations sociales.
L'écriture est concise, les phrases courtes rythment ce roman absurde et profondément étrange, parfois très drôle, qui rappelle fortement les ambiances créées par Yoko Ogawa, et bien sûr Haruki Murakami. Habile !
"La mer accomplissait chaque seconde mon rêve de rébellion de puissance de force et de liberté. Je crois que j'aurais pu tout laver dans cette eau là comme sous la pluie des forêts et m'y noyer et je me disais finalement que c'était la seule chose qui aurait pu faire disparaître la Colline aux Loups."
Comment parler de ce roman-là, de cette foudre-là, de cette incandescence-là, le plus justement possible ?
Décrire le tsunami qu'est ce roman-là ?
Dire la langue, cette langue torrent qui dans un élan inarrêtable raconte un être enfermé en prison qui déroule le fil de sa vie.
Enfance violée, innocence souillée, vie(s) détruite(s). Et puis ce Démon dont on parle, qui est-il vraiment ? Qui ici, est la Bête ?
Il y a quelque chose qui rappelle très fort le Blast de Manu Larcenet, dans cette fulgurance du récit, cette violence dans l'éveil d'une conscience, à laquelle on assiste par les mots, magie de l'écriture.
C'est un premier roman exceptionnel que nous offre Dimitri Rouchon-Borie, un roman qui nous retourne entièrement, et pour longtemps.
B.
Bouleversante lecture que ce Nickel Boys, de Colson Whitehead (Éditions Albin Michel). Un livre sublime, d'une puissance exceptionnelle, témoignage tout en pudeur et finesse de l'horreur ségrégationniste, dans la Floride des années 1960.
Doux mais solide, rêveur sensibilisé au message de paix porté par Matin Luther King, le jeune Elwood voit ses rêves universitaires s'écrouler lorsqu'à la suite d'une erreur judiciaire, il est envoyé à la Nickel Academy for Boys, une maison de correction qui s'engage à faire des jeunes délinquants des "hommes honnêtes et honorables". Mais derrière les murs blancs d'un établissement sans clôture physique, où jeunes blancs et noirs sont séparés, se dissimule en réalité un endroit cauchemardesque où les pensionnaires sont soumis aux pires sévices. Où les destins se brisent. Où les corps sont engloutis par la nuit, sans jamais revenir.
Et où la peur et les non-dits se révèlent en définitive des barrières infranchissables.
Et c'est là, pourtant, au milieu de la nuit et de l'indicible, qu'Elwood l'idéaliste et Turner le pessimiste se lient d'amitié.
Récompensé par deux fois du prix Pulitzer, comme Faulkner et Updike, (c'est vous dire le talent du bonhomme), Colson Whitehead s'affirme comme un extraordinaire conteur. S'inspirant de l'histoire véritable de la Dozier School for Boys, en Floride, il livre ici un récit-témoignage glaçant, pourtant tout en nuances, allusions, sans sentimentalisme ni pathos. Un livre nécessaire qui raconte, à l'heure du mouvement Black Lives Matters, comment la ségrégation raciale a profondément détruit les vies d'Afro-Américains, comment elle continue à en détruire, et comment elle a façonné des réflexes de soumissions pour y survivre.
B.
Une Odyssée lapinesque
Quelle passionnante épopée que celle de Fyveer le clairvoyant, Hazel le rusé, Bigwig le fort, Silvère le téméraire, et de tous leurs compères, contraints de fuir leur garenne natale pour trouver la Terre Promise qui abritera leur avenir !
Quelle agréable sensation que de se retrouver témoins des aventures de lapins, de découvrir un univers, une mythologie et même une langue qui leur est propre !
Ce classique de la littérature anglaise du XXe siècle n'est pas un roman jeunesse, ou alors oui, pour les grands enfants, ceux qui savent toujours se laisser enchanter, emporter. Ceux qui aiment qu'on leur raconte des histoires, la nuit, à la lumière de la lune ou au creux d'un terrier.
Par ailleurs, magnifique objet dans la collection des Grands Animaux de Monsieur Toussaint Louverture, qui décidément sait y faire.